l servit le cerf d’un coup net, à la naissance du cou, la dague plantée là où la carotide palpite sous le poil court. L’écume blanche accumulée par la traque y avait gravé comme le ressac des vagues. Le sang jaillit, baignant l’air d’une odeur de fer. La tête bascula, les épois des bois fichés dans une touffe d’oxalis. Extirpé de l’animal dépecé, le cœur fut découpé en fines lamelles déposées sur une mousse aussi odorante que verte. Le fémur, pris en étau sous les coups répétés de deux grosses pierres, se brisa. Le chasseur se régala de la moelle tiède mêlée aux tranches de cœur infusées des arômes frais et boisés de la mousse et de l’oxalis. Ainsi il s’appropria l’âme du vivant. Ainsi le chasseur devint plus invincible encore, et dévora l’expérience de la proie.

Mort ou vif ce tartare paléolithique ? Morte ou vive cette coquille Saint-Jacques ouverte à la minute, muscle adducteur vibrionnant, assaisonnée d’un geste comme pour en caresser le frisson ? La cuisine pratiquée dans la haute gastronomie pourrait-elle se définir autour de cette notion du vivant, de l’énergie, de l’âme ?

L’on trouve désormais une frontière entre les chefs qui « mettent en place », c’est-à-dire qui préparent à l’avance les ingrédients majeurs de leur mets, et ceux qui vouent un tel culte au vivant qu’ils repoussent cette mise à mort. D’un côté l’organisation rationnelle née de l’industrie, l’hygiénisme, la modélisation des recettes, l’uniformisation des produits : une volaille, du lait, un agneau, une huître, de l’orange, du chocolat, des carottes… des termes ingrédients, comme autant de dénis de la réalité du vivant, de sa différentiation. De l’autre, un rapport étroit à l’être. Une conscience aiguë de l’individualité, de l’origine, du parcours. Une forme d’auscultation du produit à l’égal de celle d’un médecin en quête d’éléments signifiants, cherchant à mieux cerner son patient avant d’envisager la moindre intervention, suivant ainsi le principe d’Aristote : « on doit aborder sans dégoût l’examen de chaque animal avec la conviction que chacun réalise sa part de nature et de beauté ».

Il en va de même pour les clients. Ceux qui arrivent escortés de la liste de leurs allergies : gluten, lait, œufs, poisson, viande rouge, carotte, chou-fleur… Ainsi, ils affirment leur appartenance à un monde protecteur, global et rationnel. Un monde où tout est pris en charge uniformément. Comme le dit fort à propos Jürgen Habermas : « jusqu’à aujourd’hui, nous ne rencontrions dans les interactions sociales que des personnes nées naturellement, non des personnes fabriquées ». Un monde qui obère in fine la mort et propose une longévité prometteuse, voire l’immortalité. Un monde où le steak haché achève la forme la plus aboutie d’une nourriture hors-sol, hors-vivant. Ce steak haché n’entretient aucun rapport avec l’animal, dans son goût, comme dans sa forme. Aucune façon de l’accrocher à un os, à une chair vivante, à la chair d’une bête.

Pour d’autres clients, la quête du vivant s’apparente au Graal. Comme pour les chevaliers de la Table Ronde de Wace, il leur faudra s’affranchir de toutes les épreuves pour occuper le siège périlleux, et devenir eux-mêmes. C’est-à-dire un mortel qui accepte de se nourrir du vivant. Qui considère que se nourrir n’est pas un acte anodin, mais un rapport de pureté à entretenir avec le monde des autres vivants. C’est à ce prix que l’on se rapproche d’un plaisir céleste, d’une fusion des âmes, et c’est à ce prix que l’on acceptera sa propre mortalité.

Bruno Verjus
Chef propriétaire du restaurant Table à Paris
Créateur du blog Food Intelligence
Dernier ouvrage paru : « Recettes pour mes enfants, cuisine d’amour et de partage » (Editions Gallimard – Collection Alternatives / 2014)

Mort ou vif

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