ue peut-on manger ? Non pas au sens physiologique, mais au sens culturel et sociologique : qu’a-t-on le DROIT (moral) de manger ? La question est éminemment complexe car elle sous-tend celle de notre rapport à l’environnement, et plus particulièrement au vivant.
Manger sa mère ou son voisin ? La loi nous l’interdit, même en cas de décès préalable par mort naturelle. Voilà qui est très décevant pour les nouveaux adeptes du régime paléolithique, époque à laquelle la pratique n’était sans doute pas choquante.
Les chiens, les chats ? Trop domestiques, trop mignons. Dans nos régions en tout cas.
Les lapins ? Domestiques (et mignons) aussi, mais… manifestement un peu moins, donc ça passe.
Les moutons, les vaches, les poules, les cochons ? D’accord, mais seulement s’ils ne souffrent pas. C’est-à-dire qu’il faut trouver le moyen de les faire rêver pendant qu’on les conduit à l’abattoir. Comme c’est compliqué, et qu’on n’est pas forcément sûr de son coup, certains refusent toute forme d’élevage qui implique une mise à mort. Et voilà les ovo-pesco-végétariens qui débarquent, avec leurs paniers plein d’œufs et leurs filets remplis de poissons.
Serait-ce à dire que le poisson ne souffre pas ? Là encore, la question est compliquée, car les poissons parlent peu. Ils ont pourtant un cerveau et un système nerveux très développé. Pareil pour les crustacés, totalement silencieux quand on les plonge dans l’eau bouillante ou qu’on les tranche à vif entre les deux antennes. Ceci étant, dans le doute, une firme anglaise, soucieuse du bien-être des homards condamnés, a mis au point un astucieux appareil qui permet de tuer l’animal par électrocution. Une sorte de chaise électrique à crustacés. C’est censé être moins stressant.
Et les huîtres? On en parle, des huîtres, surtout en cette période où elles disparaissent par milliers dans nos gosiers, gobées vivantes, parfois préalablement aspergées d’un jet acide fourni par un citron (à qui, en passant, on n’a pas non plus demandé son avis) ? Le fait que l’animal soit apparemment dépourvu de système nerveux central permet de rassurer le consommateur sur l’absence de souffrance infligée, et en fait même un aliment acceptable pour certains végétariens (qu’il faudra désormais appeler les ostréico-végétariens).
Et le cresson? Il a mal, le cresson, quand on le cueille ? Le fait qu’à l’instar du homard, il ne crie pas, est-il suffisant pour en conclure qu’il ne souffre pas ? Car les plantes, même si elles ne sont pas pourvues d’un système nerveux tel qu’on le conçoit chez les animaux, n’en sont pas moins douées de propriétés et de comportements « sociaux » qui ne cessent de troubler les scientifiques : elles réagissent à leur environnement, communiquent entre elles. De là à imaginer qu’elles puissent souffrir…
On sent bien là tout l’abîme dans lequel le consommateur, soucieux d’éthique, est inévitablement plongé : se nourrir nécessite bien souvent de tuer.
Mais, attendez une seconde… Ne seraient-ce pas les plantes qui nous cultivent en nous fournissant un peu de matière organique et d’oxygène jusqu’à ce que l’on meurt, se décompose dans le sol… et qu’elles puissent nous consommer ?
Je vais de ce pas trancher quelques cœurs de laitues ; en voilà au moins qui mourront avant moi.
Christophe Lavelle
Chercheur au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle, à Paris
Formateur à l’ESPE pour les professeurs de cuisine
Co-fondateur du Food 2.0 LAB